ACHILLE MBEMBE PARLE: ESSAI SUR L'AFRIQUE DECOLONISEE





Entretien avec Achille Mbembe, intellectuel Camerounais, à propos de son dernier essai: Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée

Propos recueillis par Nathalie Philippe pour "cultures Sud".

Achille Mbembe, votre essai décrypte, sous des points de vue à la fois historique, sociologique et politique, les processus de décolonisation vécus de part et d’autre de l’Occident et en particulier entre la France et le continent africain. Vous constatez d’emblée que la France ne s’est pas elle-même décolonisée… Est-ce pour cette raison même que les études postcoloniales ont véritablement tardé à se mettre en place et à être légitimées en France ? Comment l’expliquez-vous ?

Les raisons pour lesquelles les études postcoloniales ont pris du retard en France sont à la fois culturelles, politiques et épistémologiques. Une fois la décolonisation achevée, la France est en effet rentrée dans une sorte d’hiver impérial. Celui-ci s’est traduit par un recentrement hexagonal de la pensée qui l’a tenu à l’écart des nouveaux voyages planétaires de la pensée. À ce repli hexagonal de la pensée au sortir de la colonisation, il faudrait ajouter des facteurs sociologiques tels que la quasi-absence, dans les milieux académiques français, d’universitaires d’origine non-blanche ; le cloisonnement des disciplines ; la ghettoïsation des études sur les mondes non-européens ; l’extraordinaire cécité par rapport à la question de la race ; l’absence – jusque récemment - de traduction en langue française des principaux auteurs de ce courant.


Vous êtes originaire du Cameroun. Vous êtes francophone. Vous avez étudié à Paris et pourtant aujourd’hui vous enseignez en Afrique du Sud et aux États-Unis. Vous incarnez finalement cette fuite des cerveaux africains que vous évoquez dans votre ouvrage. Pouvons-nous et devons-nous espérer que dans les universités françaises, essaimeront des chaires de « postcolonial studies » sur le modèle anglo-saxon ?

Je suis en effet né au Cameroun, mais je n’y vis pas. D’un point de vue linguistique, je dirais plutôt que je suis bilingue. Je suis loin d’incarner la « fuite des cerveaux » puisque je travaille en Afrique une grande partie de l’année.

Disons qu’il y a une évolution inexorable de la société française vers le modèle d’une société plurielle. Cette pluralité, cette multiplicité est à mes yeux une bonne chose – multiplicité des origines, des héritages, des couleurs, des habitus culturels, des musiques, des cuisines, des arts vestimentaires, des manières de parler et ainsi de suite. C’est justement parce que cette pluralisation est inexorable qu’elle suscite tant de peurs et de crispations. C’est ce qui explique l’étonnant désir de provincialisme, voire d’Apartheid, ou encore le fantasme d’une « communauté sans étrangers » qui se sont emparés d’une partie de l’esprit public. La xénophobie d’État, l’instrumentalisation politique de l’islam, la sorte de « guerre sociale » que l’on mène dans les banlieues contre les jeunes Français « issus de l’immigration », la prolifération des explications culturalistes des phénomènes de discrimination sociale et raciale – tout cela montre à l’évidence que les termes de la lutte sociale ont changé.

Dans ces conditions, la critique postcoloniale est plus que jamais nécessaire. Que l’université française établisse ou non des « chaires » à cet effet importe peu. Ce qui importe, c’est l’articulation d’une pensée critique, dans et hors l’université, capable de rendre compte de ces déplacements et d’accompagner les mouvements sociaux à visée émancipatrice.


La question de l’altérité est au centre de votre réflexion. Selon vous quel regard l’Occident, et en particulier la France, doit porter sur l’Afrique et ses diasporas d’aujourd’hui, afin de mieux tourner la page noircie des conflits de mémoire et de la repentance ? Quel regard pour enfin sortir de cette « grande nuit » ?

La question de l’altérité est inséparable de celle du semblable. Pour ma part, je milite pour une certaine reconnaissance de l’altérité, certes, mais davantage encore pour une politique du semblable.

L’Occident en général – et la France en particulier - portera sur l’Afrique le regard qu’il voudra. Ce qui est décisif, c’est le regard que l’Afrique portera sur elle-même. L’Afrique doit redevenir son centre propre, sa propre force. C’est à cette condition qu’elle sera capable d’apporter au monde quelque chose d’éminemment neuf. Il lui faut, à cet égard, cesser d’être obnubilée par l’Occident. La scène du monde est en train de se déplacer. L’Occident n’en est plus le centre.

L’Afrique, par contre, est à la veille de formidables mutations - bientôt plus d’un milliard d’habitants ; l’émergence d’une civilisation urbaine sans précédent dans l’histoire pluriséculaire de la région ; le développement de foyers diasporiques entreprenants, notamment aux Etats-Unis ; une nouvelle ère de mobilités intracontinentales ; l’arrivée des nouveaux immigrants en provenance de l’Asie ; une refondation presque radicale des univers religieux et des paysages mentaux. Tout cela constitue le limon de l’avenir et c’est ce qui doit retenir notre attention.


Dans votre ouvrage, vous évoquez par ailleurs la grande transformation de l’Afrique en ces termes : « une radicalisation des enjeux d’appartenance et d’exclusion, le déplacement relatif des critères de la domination, la formation d’identités en creux et une substantielle recomposition symbolique de la réalité » (p. 173). À quand un continent non dominé ?

Disons qu’il faut envisager la domination sur deux plans : la domination externe et la domination interne. La domination externe n’est pas une fiction. Le rapport de l’Afrique au reste du monde s’est toujours caractérisé par une structure de vulnérabilité de nature historique. Cette vulnérabilité ne peut être surmontée que si l’Afrique redevient sa force propre.

Quant à la domination interne, elle a surtout trait à la cristallisation des structures de classe. Faute d’une révolution sociale radicale, les classes au pouvoir depuis la décolonisation se sont incrustées. Elles ont profité du contrôle qu’elles exercent sur l’appareil d’État, la force armée et l’économie pour se reproduire et s’autonomiser. L’Afrique va cependant dans plusieurs directions simultanément. Il n’y aura pas un modèle unique de transformation. Cette dernière prendra des formes multiples, selon les lieux, les histoires, les forces en présence.


À propos de la célébration du cinquantenaire des indépendances africaines qui a eu lieu tout au long de cette année 2010, vous avez dit récemment dans « Télérama » : « On cherche à recouvrir de haillons ce que l’écrivain congolais Sony Labou Tansi appelait « l’État honteux » ». Etait-ce une manière pour vous de signifier que ces indépendances n’existent pas ?

C’était une manière de dire que ces célébrations sont sans contenu ni symbolique. Strictement parlant, cinquante ans plus tard, il n’y a rien à célébrer. Ceci vaut à peu près pour tous les pays. Partout, il faut presque tout recommencer. L’Afrique a besoin de transformations radicales. Le drame, c’est que les forces sociales qui auraient pu opérer ces transformations manquent à l’appel. Le défi aujourd’hui est d’organiser ces forces et de les nourrir. Ceci est un projet à la fois politique et intellectuel. L’Afrique ne sera pas indépendante tant qu’elle ne se sera pas constituée en tant que force propre, son propre centre. C’est à cette condition qu’elle pourra négocier avantageusement avec le reste du monde. Je le disais tantôt : si l’on veut regarder vers l’avenir, l’Europe, dans un certain sens, il faut, dans un geste conscient et calculé, l’oublier. Ce ne sera pas sans prix. Mais on ne créera rien de neuf dans un face à face sourd avec une Europe qui est passée, qui cherche à devenir un musée, et s’imagine comme un coucher de soleil empourpré. Cette Europe n’a plus grand-chose à offrir au monde qui vient.


Que peuvent les littératures africaines et plus largement la création artistique pour le rayonnement du continent ? Ces expressions artistiques doivent-elles redevenir endogènes pour mieux en saisir l’essence ?

Il faut mettre l’accent sur trois choses. Premièrement, sur le mouvement. Les cultures africaines sont des cultures en perpétuel mouvement. Cela sera toujours le cas et la nouvelle écriture africaine, dans la musique comme dans le roman ou les arts plastiques, sera une écriture qui prendra très au sérieux la circulation, le déplacement et le mouvement. Ce sera une écriture nomade, itinérante, caravanière, qui transgresse mille frontières et enjambe mille enclos. Ce sera une écriture non pas endogène, mais de la déclosion.

Deuxièmement il faut mettre l’accent sur ce que j’appelle l’émergent, ce qui est en train de naître, qui n’a peut-être pas de nom, dont les formes ne sont peut-être pas encore entièrement constituées, mais qui convoque la parole et l’imagination.


Et troisièmement, il faut mettre l’accent sur ce qu’on peut appeler les potentialités. Le temps de l’Afrique viendra. Ce ne sera peut-être pas de notre vivant. Mais il viendra, et nous avons besoin d’une écriture qui en prépare l’avènement.


Pensez-vous que la langue française a encore un rôle à jouer quant à l’avenir du continent africain ?

Ma thèse est que la langue française est devenue une langue africaine. Il faut en tirer les conséquences. En tant que langue africaine, elle aura un rôle à jouer dans l’écriture de ce qui vient. Il n’y a, de ce point de vue, qu’à voir la manière dont les gens, notamment dans les villes africaines francophones, l’utilisent, lui redonnent vie, rythme et cadence - à la fois comme gisement de concepts et comme syntaxe propre. Ce qui me frappe, c’est que les structures officielles de la Francophonie n’ont pas pris la mesure de ce basculement. Et c’est l’une des raisons pour laquelle elles continuent de fonctionner dans le vide, comme outils anachroniques dans une politique clientéliste en direction des élites.

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